Le film d’animation qui a changé ma vie : Marcel Jean choisit ‘Souvenirs de guerre’
Ici, à Cartoon Brew, on a récemment lancé une série d’articles, The Animation That Changed Me (Le film d’animation qui a changé ma vie). L’idée est simple : on invite des sommités du monde de l’animation pour discuter des films qui les ont beaucoup marqué(e)s.
Cette semaine notre invité d’honneur est Marcel Jean, délégué artistique du Festival international du film d’animation d’Annecy et directeur général de la Cinémathèque québécoise. Il a également produit de nombreux films d’animation y compris à l’Office national du film du Canada (ONF), où il était chef du studio d’animation du Programme français de 1999 à 2005. Critique renommé, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma.
Jean a choisi Souvenirs de guerre, un court métrage réalisé par Pierre Hébert à l’ONF en 1982. Ce classique du cinéma d’animation anti-guerre entremêle deux techniques : gravure sur pellicule et animation de papiers découpés. L’oeuvre d’Hébert fait l’objet d’un livre écrit par Jean en 1997, Pierre Hébert, l’homme animé.
On a décidé de publier le commentaires de Jean en français, la langue dans laquelle il nous a parlé. Si vous désirez lire la traduction anglaise vous n’avez qu’à cliquer ici. Sans plus attendre, on laisse la parole à Jean :
J’ai vu Souvenirs de guerre pour la première fois en mars 1983. À l’époque, je faisais mes études en cinéma et j’étais critique au journal des étudiants de l’université. Un long métrage du cinéaste québécois André Forcier, intitulé Au clair de la lune, sortait en salles. Le film était très attendu. Je l’ai vu en projection de presse et Souvenirs de guerre était projeté en première partie. Je ne m’attendais donc pas à le voir, car il est très rare au Québec qu’un court métrage soit projeté en salles commerciales devant un long métrage.
À l’époque, je n’écrivais pas vraiment sur le cinéma d’animation. Je connaissais évidemment les cartoons qu’on voyait à la télévision lorsque j’étais enfant. Principalement les films de Chuck Jones, ceux de Walter Lantz, de Bob Clampett, de Friz Freleng … Je connaissais Mr. Magoo qui était probablement ce que je préférais … Je connaissais aussi un certain nombre de films de l’ONF : Le château de sable de Co Hoedeman, Le paysagiste de Jacques Drouin, Evolution de Michael Mills, Crac! de Frédéric Back … Bizarrement, je connaissais assez mal Disney. Je crois que je n’avais vu qu’un seul long métrage: The Three Caballeros. Et des courts avec Mickey et Donald.
Mon peu d’intérêt pour l’animation venait du fait que je considérais qu’il s’agissait d’un «cinéma pré-godardien». Je considérais que l’animation était resté imperméable à l’avènement de la modernité cinématographique et à la remise en question des modes de représentation au cinéma. J’étais totalement fasciné par Bergman et Fellini, mais surtout par Resnais, Skolimowski et Godard.
D’emblée, ce que j’ai reconnu dans Souvenirs de guerre, c’est l’application des idées de Brecht relatives à l’historicisation, à la distanciation et au spectateur critique. Dans ce film, Hébert utilise une série de procédés — la comparaison, les ruptures dans le fil narratif, le recours à la musique populaire, au texte à l’écran, etc. — qui crée une mise en perspective par le récit de deux histoires racontées en alternance.
D’un côté on a l’histoire de ce couple de milieu ouvrier, qui fait face aux conséquences d’une guerre pourtant lointaine, de l’autre on a l’histoire qui se déroule au Moyen-Âge d’un page à qui son maître demande de se sacrifier pour lui alors que la famine fait rage… Le film propose une réflexion intemporelle sur la condition de classes, qui sert à guider une lecture de l’actualité (en l’occurrence la situation qui prévalait lors de la guerre du Liban).
Je vois là un véritable travail dramaturgique, au sens où l’ensemble des moyens de la mise en scène sont mis à contribution pour susciter une prise de conscience chez le spectateur qui est considéré comme un individu pensant, et non pas uniquement pour sa faculté à se purger de ses passions par le biais de la catharsis.
Ce n’est évidemment pas la même chose puisque les fondements théoriques ne sont pas les mêmes, mais peu de temps après j’ai découvert Jan Svankmajer en voyant Dimensions of Dialogue. Puis quelques années plus tard Le déjeuner sur l’herbe de Priit Pärn. Ce sont clairement les films de ces auteurs qui m’ont fait aimer le cinéma d’animation. Là, je reconnaissais une véritable modernité cinématographique.
J’ai fait de l’entraînement militaire au Canada, mais je n’ai pas, personnellement, de «souvenirs de guerre». En un sens, l’armée a eu le même effet sur moi que la pratique du sport d’équipe (le hockey). Ça m’a fait comprendre ceci: pour obtenir un résultat, il faut penser au collectif et s’inscrire dans une démarche qui nous dépasse en respectant la ligne de commandement. C’est aussi comme ça que fonctionne un plateau de tournage! Un film, plus souvent qu’autrement, c’est une entreprise militaire.
J’ai revu ce film à de nombreuses reprises. D’abord parce que j’ai donné des cours d’histoire et d’esthétique du cinéma d’animation à l’Université de Montréal pendant plus de vingt ans. J’ai montré le film à mes étudiants pendant l’opération Desert Storm, en 1991, je l’ai montré quelques semaines après le 11 septembre 2001, etc. De manière très intéressante, Souvenirs de guerre semble se nourrir du sens de l’actualité à chaque fois. C’est un film qui transcende le contexte dans lequel il a été réalisé.
J’ai connu Pierre deux ou trois ans après avoir vu le film. À l’époque, il commençait à donner des performances de gravure sur pellicule. J’ai été frappé par la rigueur conceptuelle de son travail et par sa capacité à parler de son processus de création. Comme à l’époque j’étais encore très marqué par le discours universitaire sur le cinéma, j’étais très friand de discussions avec lui.
Ça n’a pas changé ma perception de Souvenirs de guerre, mais ça m’a donné envie de me consacrer à le faire connaître, parce que je trouvais qu’il était sous estimé par la communauté du cinéma d’animation, que je commençais à découvrir. C’est cela qui m’a donné le goût d’écrire un livre à propos de Pierre et de son oeuvre.